Après Morges et Lausanne, où elle a notamment co-fondé L-Imprimerie, l’artiste s’est installée fin 2017 avec sa famille à La Chaux-de-Fonds, où son mari, David Lemaire a été nommé directeur du Musée des Beaux-Arts. C’est dans son appartement, que Noémie Doge nous a accueilli pour parler de son travail.
Votre travail en bijou a été exposé dans le monde entier, a remporté de nombreux prix (Fondation Ikea, etc.) et a intégré de prestigieuses collections comme celle du Mudac, du Royal collège of art de Londres et du musée d’art et d’histoire de Genève. Pourquoi avoir quitté une carrière si prometteuse pour vous consacrer au dessin?
Oui ça marchait bien, mais financièrement c’était compliqué. En fait je n’ai jamais su profiter du succès d’une collection, je me dépêchais de l’abandonner pour commencer la nouvelle.
J’exposais beaucoup et étais représentée par plusieurs galeries en Europe: La galerie Tactile à Genève, Louise Smit à Amsterdam, chez Caroline Van Hoek à Bruxelles. C’était bien, mais le bijou est un petit milieu, tu en fais vite le tour. J’avais envie d’en sortir, je me sentais étriquée dans le médium et dans ce qu’on attendait de moi.
Maintenant je trouve ça idiot, mais à l’époque j’avais le sentiment que les arts appliqués étaient sous-estimés par le milieu des Beaux-Arts, ça me gênait parce que je ne me voyais pas comme une artisane.
De manière générale, j’ai l’impression que ce n’est pas non plus facile commercialement pour le bijou contemporain, en effet la plupart des galeries avec qui je collaborais sont aujourd’hui fermées, même Caroline Van Hoek, qui exposait il y a peu à Design Miami Basel, vient de jeter l’éponge.
Malgré tout, on sent le métier de l’art appliqué derrière vos dessins. Est-ce que vous vous sentez influencée par votre pratique antérieure et si oui de quelle manière?
Avec le recul, je vois ma pratique dans les arts appliqués comme une force. Elle a forgé mon identité et je revendique cet amour de l’ornement. J’utilise ces qualités dans mes dessins, ça ne me fait plus peur.
Ma méthode empreinte de répétition et de minutie ressemble à celle que j’avais avant. Ce même soin apporté à la bonne facture et à la composition. Finalement mes dessins restent très ornementaux, c’est l’héritage des arts décoratifs.
Est-ce qu’il y a des formes ou des obsessions qui sont passé d’un médium à l’autre?
Non. La seule chose qui est restée, est le rapport de mon corps à l’oeuvre. Je suis presque dans la performance physique, je me lance des défis. La répétition est très importante pour moi, je répète toujours le même geste mécanique avec le poignet. Ce que j’aime le plus c’est l’exécution, aller toujours plus loin jusqu’à la limite de la matière voire jusqu’à l’épuisement.
Avant je travaillais jusqu’à la douleur, je me suis même scié le doigt jusqu’à l’os pendant que je réalisais un bijou. Mais maintenant je m’arrête avant d’avoir mal! Même si l’aspect performatif reste présent.
il y a quelque chose de méditatif dans la répétition, je rentre au fond de moi-même.
Le dessin est d’une telle complexité qu’on imagine le drame que ça doit être de faire une erreur! Comment gèrez-vous les accidents?
En fait je ne peux pas me rater. Et je n’efface jamais. Généralement je passe plusieurs fois sur le dessin, c’est comme ça que je gère les contrastes. Je travaille les unes après les autres, des couches de crayon de différente dureté. Je peux revenir jusqu’à trois fois sur le dessin. Donc si il y a des accidents, je les intègre.
Le seul dessin où j’ai pris la gomme est celui du cheval où exceptionnellement j’ai effacé un bord pour amener du vide. Il est d’ailleurs resté longtemps de coté à l’atelier jusqu’à ce que je trouve ce qui n’allait pas.
Pourquoi avoir choisi un médium tel que le dessin sur papier pour évoquer la vision photographique?
Avec le dessin il y a une vibration, le regard est perdu on perçoit plusieurs niveaux d’impression. Puis on voit encore d’autres choses dans la superposition. La photographie est ce qu’elle est, elle est plus immédiate.
Pour moi, consacrer du temps à l’image, au dessin, la rend importante. On pourrait se dire que si l’artiste y a passé autant de temps, c’est que ça doit être important.
J’ai le sentiment que le dessin permet d’entrer dans l’image de manière plus physique. Je me sers d’ailleurs beaucoup de la symétrie. Le corps humain est symétrique, alors comme devant un miroir, il est attiré par son reflet. L’effet miroir ouvre ainsi une porte d’accès qui t’emmène ailleurs et me permet de jouer sur l’illusion.
Et comment expliquez-vous l’absence de la figure humaine?
En fait la figure humaine n’est pas absente, elle apparait physiquement sous la forme des masques que je compose avec les optiques. Les appareillages utilisés sont d’ailleurs souvent un mélange anachronique, par exemple des longues-vues du 19e siècle et des appareils high-tech contemporains.
Il y a quelque chose de très précis et en même temps de parfaitement indéfini dans vos oeuvres, comme si l’oeil et l’esprit avaient du mal à la figer complètement. Est-ce que c’est un effet contrôlé de votre part? Qu’est-ce que cela exprime de votre vision de l’oeuvre d’art?
Oui je ne souhaite pas figer l’image, le but est de perdre le spectateur. J’aime m’entourer d’images que je peux regarder souvent et toujours y voir autre chose.
Par exemple j’ai une peinture de Peter Dreher, dont je ne me lasse pas, pourtant elle représente juste un verre tout simple, mais la toile a quelque chose de spécial. J’ai envie que mes dessins agissent de la même manière, qu’on puisse les apprécier de plus en plus. Alors je travaille contre l’équilibre. Dans ma narration aussi je brouille les pistes, c’est décousu.
Quels sont les artistes qui vous inspirent?
J’aime beaucoup le travail de l’artiste britannique Paul Noble. Depuis les années 90, il s’applique à créer la ville « Nobson Newtown » dans des dessins au crayon gris. Il y a aussi Alain Huck avec qui je partage une technique similaire, cette même façon de construire l’image en couches. Marta Riniker-Radich, une artiste suisse dont j’apprécie les petits formats au crayon de couleurs, elle dessine des motifs souvent très complexes aux nombreuses ramifications. La peintre sud africaine Marlene Steyn, le réalisateur Andreï Tarkovsky, etc.
La photographe Jennifer Niderhauser-Schlup avec qui j’ai collaboré m’a beaucoup inspiré. C’est avec elle que j’ai commencé à travailler sur la longue vue. C’est amusant car nous nous sommes ensuite chacune approprié le thème de manière très personnelle, elle l’a emmené complètement ailleurs.
Je suis aussi influencée par mes lectures, par exemple le rapport au paysage que j’ai trouvé chez l’écrivaine française Céline Minard. Notamment dans « Le Grand Jeu », l’histoire d’une femme qui construit une cabane high-tech à flanc de montagne pour être seule. J’ai été touchée par son lien avec ce paysage aride et hostile.